Dans le monde très masculin de l’équerre et du compas, elle est une de ces 30 000 sœurs françaises. Sandra (*), Dijonnaise inscrite à la loge mixte du Droit Humain, témoigne de ce qu’est selon elle un engagement maçonnique. Un éclairage qui expulse les mauvais fantasmes.
Par Alexandra Capelovici
Photos : Christophe Remondière
Tout de suite, on est surprise. Une femme franc-maçonne accepterait donc de nous rencontrer autour d’un verre pour témoigner de son engagement. À visage découvert ? En public ? Ben, oui. Derrière l’apparente discrétion pathologique des initiés à la franc-maçonnerie, de chasser les ignorances et de témoigner, après tout, d’un droit à la « normalité ». Dans un bar cossu du centre-ville de Dijon, nous avons donc échangé avec Sandra. On lui dit d’emblée notre étonnement. La franc-maçonnerie, le secret, tout ça. En attendant son verre de meursault, cette jeune quadra casse tout net l’idée d’un secret maçonnique absolu : « Il n’y a que le respect, individuel et collectif d’un engagement. D’où l’obligation de ne pas divulguer l’identité d’un frère ou d’une sœur. » Après tout, les différentes loges françaises sont des « associations loi 1901, reposant ni plus ni moins sur l’assiduité. Nous nous réunissons environ deux fois par mois, avec la tenue régulière de planches, ces travaux individuels présentés aux frères et sœurs des loges. Il n’est donc pas question d’un exposé mais d’un vrai regard sociétal, d’un reflet du « moi » le plus profond et personnel ».
COUP DE FOUDRE
Voilà qui pose d’emblée les véritables bases d’un monde souvent entouré d’incompréhensions et de mauvais fantasmes. « Ce que je peux comprendre, concède l’intéressée. Ces rituels et savoirs, pas ou peu accessibles au profane sont autant de cloisons qui nourrissent l’idée d’une société secrète Or, il n’y a qu’à voir la quantité de planches disponibles en ligne, d’ouvrages et de témoignages sur le sujet, pour comprendre que la franc-maçonnerie n’a rien d’une secte repliée sur elle-même. » D’accord, mais que peut bien motiver une jeune Bourguignonne à devenir sœur ? Sandra nous l’explique sans détour. Un bref séjour à Lyon, en 2003. Une exposition au musée des Beaux-Arts de Lyon avec pour thème la franc-maçonnerie. Puis « le coup de foudre », bien aidé par cette « envie de (se) retrouver avec des gens qui (lui) ressemblent, qui ont cette même volonté d’élévation. » La brune nous l’assure, elle n’est pas passée sous le bandeau (ainsi appelle-t-on la première épreuve symbolique d’admission), par intérêt. Pour elle, être sœur n’est en rien le prolongement d’un excroissance narcissique, et encore moins d’un plan de carrière. « C’est le pire des calculs à faire, tranche-t-elle, pour y entrer, il y a de toute façon des initiés qui sondent l’âme et les reins au préalable. Cela n’a rien d’une enquête policière, ils veulent simplement en savoir plus sur la personne, connaître le pourquoi de ce cheminement personnel. »
TRAVAIL SUR SOI ET SUR LE MONDE
Le seul critère d’entrée serait donc le noble dessein de « travailler sur soi et sur le monde qui nous entoure », ou encore « de progresser ensemble vers une harmonie, celle du groupe, de la cité, de la nation, pourquoi pas de façon universelle… » Mais derrière cela, au fond, n’y a-t-il pas un forme de règne de l’entre-soi ? Sandra nous voit venir à des kilomètres, avoir cette fameuse question de l’influence maçonnique, de ces insondables réseaux internationaux, de cette solidarité à toute épreuve. « Le nier en bloc serait hypocrite, bien sûr », sourit la Dijonnaise avant de balayer d’un revers de bras l’hypocrisie ambiante : « Des liens se créent, c’est évident. L’entraide devient aussi naturelle que pour un salarié d’une entreprise, qui viendra beaucoup plus facilement en aide à un collègue qu’à un inconnu. »
PLAN DRAGUE
Voilà qui est dit et qui montre aussi que le monde de l’équerre et du compas n’a rien d’une bulle aseptisée. Hors de question de ranger au fond du sac à main son esprit critique, son indépendance, sa personnalité. Bien au contraire. Mais à ce petit jeu, Sandra sait qui tient la corde : « Les hommes gardent généralement leur égo avec, en fond, un certain esprit de compétition. J’ai souvent la sensation qu’ils se sentent parfois supérieurs. Il faut bien l’admettre, certains sont absolument brillants, mais il est vrai que les donneurs de leçons existent. » Comme partout ailleurs, en fait. Et les relations entre hommes et femmes, dans tout ça ? Là encore, le sujet n’est pas tabou. On nous parle avec humour des « tentatives de plan drague », de ces hommes célibataires « qui rejoignent par miracle des loges mixtes ». Dans ce contexte, autant se monter ferme et forte. Après tout, les femmes franc-maçonnes n’auraient-elles pas une part de masculinité ? « Je le crois. Il faut en tout cas être une femme de caractère, équilibrée, qui ose prendre la parole en public. Qui sait, aussi, réfréner ses instincts, respecter son tour de parole… »
ÉGREGORE
Un travail sur soi très enrichissant à en croire notre interlocutrice, qui a déjà constaté que certaines sœurs « avaient grandement évolué ». Cela n’empêche pas notre Bourguignonne de poser un regard critique, sur la forme plus que sur le fond : « La franc-maçonnerie est peut-être encore un peu virile dans son approche de l’apprentissage. » Cela dit, son regard s’illumine à l’évocation de « l’égrégore », ce moment d’exaltation collectif souvent vécu en début ou en fin de tenue. Au final, Sandra s’est livrée sans filtre, avec un vrai regard sur son engagement, loin des affaires, du dogme et de la politique. Visiblement en confiance, elle n’insistera même pas pour relire notre article. Au moment de finir son verre de vin, elle s’interrompt au milieu d’une phrase. « Il est bon, ce meursault ! ». Franc-maçonne, d’accord, mais avant tout Bourguignonne.
(*) Le prénom a été modifié
MAÇONNES EN BOURGOGNE
De nouvelles femmes, en Bourgogne ou ailleurs, font chaque jour le choix de quitter le monde profane. Il faut y voir, bien sûr, une émancipation intellectuelle et sociale, « que l’on peut relier avec la percée des suffragettes dans les années 1900 ». Ainsi, depuis 1970, près de 30 000 femmes ont été initiées. Loin du XVIIIe siècle, lorsque la place des femmes se limitait aux milieux aristo et aux loges féminines dites d’adoption, qui restaient sous la tutelle des hommes. « Avant, tu étais franc-maçonne quand ton mari l’était », confirme Sandra. La création de loges indépendantes féminines fut le fruit d’un long combat, mené en parallèle de la lutte pour les droits des femmes dans la société. Ainsi, en 1894 fut créé l’ordre maçonnique mixte international Droit Humain, obédience fondée par Georges Martin et Maria Deraismes, première femme initiée. « Une vraie transgression pour l’époque. Encore aujourd’hui, certaines loges historiquement masculines cultivent la tradition ». Par ici on nous l’assure, la chose est heureusement un peu moins clivante. La Bourgogne, cette terre spirituelle, terre de bâtisseurs, est naturellement devenue un vivier maçonnique. L’exemple dijonnais, où l’on compterait un petit millier d’initié repartis dans une vingtaine d’ateliers répartis en plusieurs obédiences, est révélateur de cette extraordinaire vitalité.